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Réflexion faite, hormis l’humeur ombrageuse du directeur artistique, la semaine s’était bien passée, songea Maggie en empruntant la route 138 en direction de Newport. Les deux séances de prises de vue s’étaient déroulées sans problème, et elle était particulièrement satisfaite des photos qu’elle avait faites pour Vogue.
Après l’attention méticuleuse qu’il avait fallu porter au rendu fidèle de chaque pli des robes somptueuses qu’elle photographiait, elle avait éprouvé une joie sans mélange à enfiler un jean et une chemise à carreaux. En réalité, à part un chemisier de soie imprimée bleue et une jupe longue assortie qu’elle mettrait ce soir au dîner de Nuala, elle avait emporté uniquement des vêtements de sport pour ces vacances.
Nous allons passer deux semaines formidables, se promit-elle en souriant. Quinze jours pour nous retrouver et rattraper le temps perdu !
Elle s’était étonnée que Liam ait également l’intention d’assister à la réception, sachant pourtant qu’il séjournait souvent à Newport. « La route est facile depuis Boston, lui avait-il dit au téléphone. Je passe régulièrement mes week-ends là-bas, surtout hors saison.
— Je l’ignorais.
— Il y a bien des choses que tu ignores sur moi, Maggie. Si tu n’étais pas constamment par monts et par vaux…
— Et si tu ne vivais pas à Boston, si tu n’utilisais pas ton appartement de New York aussi rarement… »
Un sourire éclaira à nouveau le visage de Maggie. Liam était charmant ; son seul défaut était de se prendre trop au sérieux. S’arrêtant à un feu rouge, elle regarda autour d’elle pour s’orienter. Nuala habitait Garrison Avenue, un peu à l’écart du célèbre Ocean Drive. « J’ai même une vue superbe sur la mer depuis le deuxième étage, lui avait-elle expliqué. Tu verras, et tu pourras aussi admirer mon atelier. »
Nuala avait téléphoné à trois reprises durant la semaine, s’assurant qu’il n’y avait pas de changement. « Tu viens vraiment, n’est-ce pas, Maggie ? Tu ne vas pas me faire faux bond ? »
Elle l’avait rassurée : « Bien sûr que non. » Pourtant, Maggie était restée perplexe après avoir raccroché. Etait-ce un effet de son imagination ou y avait-il une hésitation dans la voix de Nuala, une inquiétude qu’elle avait déjà perçue sur son visage le soir où elles avaient dîné ensemble à Manhattan ? Elle s’était alors raisonnée : Nuala avait perdu son mari à peine un an auparavant et elle voyait peu à peu disparaître ses amis, ce qui est une source de chagrin lorsque vous avancez dans la vie. Naturellement, la mort vous semble plus proche à chaque fois, s’était-elle dit.
Elle avait remarqué la même expression sur les visages des pensionnaires d’une maison de retraite qu’elle avait photographiés pour Life l’année précédente. Une femme lui avait dit d’un air songeur : « J’ai parfois le cœur lourd à la pensée que personne ne se souvient de moi lorsque j’étais jeune. »
Maggie frissonna. Il faisait plus froid, soudain, dans la voiture. Arrêtant la climatisation, elle baissa la fenêtre de quelques centimètres et huma les effluves piquants de l’air marin. Quand vous avez été élevée dans le Midwest, vous ne vous lassez jamais de la mer.
Elle consulta sa montre. Huit heures moins dix. Elle aurait à peine le temps de se rafraîchir et de se changer avant l’arrivée des autres invités. Au moins avait-elle téléphoné à Nuala pour l’avertir de son retard. Elle lui avait annoncé qu’elle arriverait vers cette heure-ci.
Elle s’engagea dans Garrison Avenue et découvrit l’océan qui s’étendait devant elle. Elle ralentit, puis arrêta la voiture devant une charmante maison à clin au toit recouvert de bardeaux et entourée d’une véranda. Sans doute la maison de Nuala. Mais elle semblait si sombre. Aucune lumière ne brillait à l’extérieur, et on distinguait à peine une vague lueur derrière les fenêtres de la façade.
Maggie se gara dans l’allée et, sans s’occuper de prendre sa valise dans le coffre, elle gravit rapidement les marches. Impatiente, elle sonna à la porte. Un carillon tinta faiblement à l’intérieur.
Pendant qu’elle attendait, elle respira l’air autour d’elle. Les fenêtres qui donnaient sur la rue étaient ouvertes, et il lui sembla sentir une âcre odeur de brûlé provenant de l’intérieur. Elle pressa à nouveau le bouton de la sonnette, et à nouveau le carillon résonna à travers la maison.
Aucune réponse ni aucun bruit de pas ne lui parvint. Il se passait quelque chose d’anormal. Où était Nuala ? Maggie se dirigea vers la fenêtre la plus proche et se baissa, tentant de voir à travers la frange des stores baissés l’intérieur de la pièce plongée dans l’obscurité.
Soudain, la peur lui dessécha la bouche. Le peu qu’elle apercevait dans la pénombre trahissait un désordre effrayant. Un tiroir avait été vidé de son contenu sur le tapis et reposait en équilibre instable contre la chaise longue. La cheminée face aux fenêtres était flanquée de vitrines. Les deux meubles étaient ouverts.
La faible lumière qui éclairait la pièce provenait d’une paire d’appliques au-dessus du manteau de la cheminée. Ses yeux s’adaptant peu à peu à la semi-obscurité, Maggie distingua un escarpin, posé de travers devant le foyer.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Elle plissa les yeux, colla son nez à la fenêtre et crut voir un petit pied chaussé d’un bas, qui pointait derrière une causeuse près de laquelle la chaussure était tombée. Elle revint précipitamment vers la porte, tourna la poignée. En vain ; la porte était fermée à clé.
Affolée, elle se précipita vers sa voiture, saisit le téléphone et composa fébrilement le 911, le numéro de la police. Puis elle s’interrompit, se rappelant que son téléphone était relié au réseau de New York. Elle se trouvait dans l’État de Rhode Island ; l’indicatif de la zone était le 401. Les doigts tremblants, elle fit le 401-911.
Dès qu’elle entendit la voix de l’opérateur, elle balbutia : « 15 Garrison Avenue, à Newport. Je n’arrive pas à entrer. Quelqu’un est étendu par terre. Je crois que c’est Nuala. »
Je bredouille, se dit-elle. Il faut que je me reprenne. Mais tandis que l’opérateur l’interrogeait lentement, calmement, trois mots martelaient l’esprit de Maggie : Nuala est morte.